Aujourd’hui, je vous offre la belle histoire de mon amie Christine Lemaire sur le  jardin de sa grand-mère Clémence. Analogie entre le jardin et notre rapport au temps, j’aime la manière dont Christine nous invite à prendre un peu de recul sur nos agendas.

Bonne lecture, bon été, bon ”jardinage” !

Françoise

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“L’été, quand j’étais enfant, chaque visite chez ma grand-mère commençait par un tour de son jardin. Le jardin de Clémence était bien différent des beaux jardins que l’on voit aujourd’hui dans certaines cours ou bien dans les livres d’horticulture. C’était un grand carré de terre labourée où poussait une grande variété de légumes. Mais elle ne l’appelait jamais “potager”.

Clémence était une femme active et pragmatique. Avec son mari, elle a collaboré à l’exploitation d’une ferme laitière, en plus d’élever ses six enfants. Pour arriver à joindre les deux bouts et, surtout, à payer à ses filles une formation d’institutrice (mon grand-père n’en voyant pas l’utilité), elle avait fait de la couture “pour les autres”, comme nous le disions alors. Elle était une ménagère efficace – mais non perfectionniste – et elle a été membre puis présidente du Cercle des fermières de son village.

Ses filles racontent souvent que, pour échapper à toutes ses tâches, elle allait bêcher son jardin. Alors, il était inutile de l’interpeller; elle était tellement concentrée qu’elle ne levait même pas les yeux. Pour ma mère et mes tantes, il est clair que Clémence y trouvait une façon de se retirer du monde et, sans doute aussi, un exutoire: le moyen de passer sur la bêche quelques frustrations …

Ma grand-mère était donc une femme très occupée et pratique. Son jardin était à 95% accaparé par les légumes qui nourrissaient sa famille. Mais son grand carré de terre était ceinturé par des fleurs. Et quand nous allions le voir, ce n’était pas tant des légumes dont elle paraissait le plus fière, mais de ses fleurs. Il y en avait plusieurs variétés, dont certaines étaient destinées à faire des bouquets de fleurs séchées. Nous faisions une pause devant chacune d’elles; ce n’est qu’ensuite que ma grand-mère nous donnait des nouvelles de ses légumes.

Ces fleurs, donc, ceinturaient son jardin. Elles en limitaient agréablement le contour. Elles étaient bien moins nombreuses que les légumes, mais ce sont elles qui nous accueillaient toujours. Dans la rigueur pratico-pratique de la culture potagère, grand-mère avait installé de la beauté.

C’est dans cet esprit que je vois le jardin temporel. Un grand espace qui reste pratique, “efficace”, pourrions-nous dire, mais un espace ceinturé par des agirs qui favorisent le sens et la beauté de notre vie, des agirs qui le tiennent, faisant de ses parties un tout cohérent et harmonieux: les activités de l’être. Celles-ci n’ont pas à être aussi nombreuses que nos tâches quotidiennes, nos objectifs et nos projets (le faire); mais ce sont elles qui leur donnent leur couleur. En effet, si elles sont présentes et vigoureuses, notre temps s’en trouvera transformé. Tout sera plus beau, plus joyeux et sans doute plus serein. Ce premier abord de notre temps, s’il commence par l’essentiel, pour tout dire, n’a pas besoin de prendre tout l’espace. Il a simplement besoin d’être là.

Après le décès de ma grand-mère, ma tante, qui avait hérité de la maison familiale, a continué à cultiver, chaque année, ce même potager. Mais elle y a enlevé les fleurs, les jugeant inutiles et pas pratiques puisquelles constituaient un obstacle pour le boyau d’arrosage, la brouette et tous les autres outils nécessaires à la culture. Le jardin de ma tante est un jardin sérieux. Et c’est ainsi que je vois le temps moderne: sérieux, rigoureux, et non avenant. Un temps dépouillé de toues ses textures, de toute sa beauté, de sa fantaisie. Un temps utile, point à la ligne.

Pourtant, je me dis que les “résultats” de ma grand-mère n’étaient certainement pas moins bons que ceux qu’obtient ma tante aujourd’hui. Le jardin de ma grand-mère, en plus d’être pratique, utile et “performant”, était beau et accueillant. Pas tant par son esthétiques d’aménagement (la volonté de la jardinière) que par l’épanouissement parfois spectaculaire des plants qui le constituaient (la vie elle-même). Ce jardin habite aujourd’hui mes souvenirs d’enfance, il est un cadeau du temps maillon.

Je vous souhaite donc, pour la route, de fleurir les limites de votre jardin temporel, afin que la vie et sa beauté y soient aussi présentes que l’utilité … Tout en guettant  le vol glorieux du cardinal.”

Christine Lemaire

Doctorante en Sciences humaines appliquées (programme interdisciplinaire) et sa recherche porte sur le rapport au temps.

 

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